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Mon expérience de femme en philosophie

Photo du rédacteur: TetsugakuChatTetsugakuChat

Dernière mise à jour : 12 févr.

Je m’avisai qu’une première question se posait : qu’est ce que ça avait signifié pour moi d’être une femme ? J’ai d’abord cru pouvoir m’en débarrasser vite. Je n’avais jamais eu de sentiment d’infériorité, personne ne m’avait dit : « vous pensez ainsi parce que vous êtes une femme» ; ma féminité ne m’avait gênée en rien. « Pour moi, dis-je à Sartre, ça n’a pour ainsi dire pas compté. – Tout de même, vous n’avez pas été élevée de la même manière qu’un garçon : il faudrait y regarder de plus près ». Je regardai et j’eus une révélation ; ce monde était un monde masculin, mon enfance avait été nourrie de mythes forgés par les hommes et je n’y avais pas du tout réagi de la même manière que si j’avais été un garçon. Je fus si intéressée que j’abandonnai le projet d’une confession personnelle pour m’occuper de la condition féminine dans sa généralité. J’allai faire des lectures à la Nationale et j’étudiai les mythes de la féminité.

De Beauvoir (Simone), La force des choses I, Paris, Gallimard, 1963, p 136.


Après quelque temps à trôner sur ma table de chevet, j’ai enfin pris le temps de me plonger dans le livre de Simone de Beauvoir. De son œuvre, je n’avais lu qu' Une mort très douce, un autre récit autobiographique traitant de la mort de sa mère. La mienne m’a offert La force des choses pour Noël : je suis donc actuellement à 10 000 kilomètres de la France, et pourtant je vis intensément les années d'après-guerre par le biais du récit. Je rencontre aussi bien Sartre, Camus, que Vian, et je m'investis dans les débats politiques de l’époque. Lire ce livre à distance me donne d'autant plus la capacité d'imaginer car le présent ne remplace pas mes images : le Paris contemporain n’existe plus, et celui du XXème siècle est à toutes heures dans ma tête. 

Dès les premières pages, j'admire l'écriture d'une femme dans autre chose qu'un roman. Après 5 années de philosophie, en ayant étudié seulement deux femmes, Arendt et Taylor, ça me fait du bien. Depuis quelque temps, je sens grandir en moi une puissance, la possibilité de m'affirmer. Au cours de mes études, j'ai réussi mes examens avec brio, mais je n'ai jamais osé mettre en avant mes idées. Les autres m'effrayaient, les hommes qui savaient, et qui semblaient avoir tout lu. Ils avaient la capacité de se positionner contre, en avançant des arguments que je ne comprenais pas (de par leur forme complexe et non claire la plupart du temps, pas en raison du fond). J'avais pris le parti d'acquiescer quitte à passer pour la bonne poire ; j'avais peur que les gens s'emparent de mes idées pour les tordre, pour y accoler les leurs, sans me laisser le temps d'évoluer. Car je ne me sens ni bonne oratrice, ni bonne argumentatrice. En fait, j'avais surtout la crainte d'un contre-argument que je ne comprendrais pas, qui s'appuierait sur des théories que je ne connais pas, alors je préfèrais ne pas dire.

À la lecture de l’extrait précédemment cité, je me suis sentie comprise par Simone, et j’eus l’impression que cela avait débloqué quelque chose en moi. Je n’avais jamais ressenti le fait d’être une femme en philosophie à proprement parler, sauf lorsque la majorité des hommes de ma promotion s’étaient entendus sur le fait que le cours de « philosophie et féminisme » était un cours secondaire, qui ne méritait pas sa place dans la plaquette puisque nous n’avions pas encore étudié ni Hegel ni Kant. J’ai aussi repensé au moment où nous sommes allés à la réunion pour la préparation de l'agrégation, et où les professeurs ont commencé par un laïus sur l'attitude à adopter : « Pas de syndrome de l'imposteur, Mesdames, car toutes ont leur place ici ». Ils se référaient aux faits que beaucoup d’étudiantes se sentent moins intelligentes, alors que ce n’est pas du tout le cas, et que ces dernières ont pourtant la capacité de réussir les concours. Merci. Mais comment faire quand le monde de la pensée est rempli d'hommes qui écrivent pour des hommes, et qui, pour la plupart, ne nous comprennent pas ? Quand dans un cursus de 5 ans à l'université, 2 femmes seulement sont étudiées ?Comment peut-on prendre notre place, même dans un espace apparemment bienveillant ?

Après une nuit de rumination, durant laquelle j’ai commencé à écrire une ébauche pour cet article, j’ai exposé mon problème à mon mari durant le petit déjeuner, pour son plus grand bonheur. Nous avons ensemble regardé les statistiques concernant le pourcentage d'hommes et de femmes en philosophie, en France et au Japon. La répartition concernant les domaines d’études est plus ou moins la même : les femmes, c’est la littérature ! Au fur et à mesure de mes lectures, je suis retombée sur un article conseillé par ma professeure de «philosophie et féminisme», intitulé Les femmes en philo, qu’est ce que ça mange en hiver?. Encore une fois, cela éclairait ce que je ressentais et que je n’arrivais pas à mettre en mots. L'arugmentation de mes consoeurs, appuyée par des statistiques, me mettait face à la réalité.


Ici, quelques chiffres indiqués dans l'étude. Si ces derniers parlent du Québec, ils sont tout de même représentatifs du monde de la philosophie au XXIe siècle.  


En lisant la première partie de l’article notamment, qui met en lumière le monde masculin et les obstacles auxquels peuvent faire face les femmes souhaitant étudier la discipline, je me suis rendue compte que j’avais passé toutes les étapes sans grande difficulté: une chance pour moi donc, puisque j’ai pu arriver jusqu’au master, là où beaucoup abandonnent avant. En revanche, mon souci est plutôt de me rendre compte des difficultés inhérentes au fait d’être une femme philosophe à ce moment de mon parcours : aurais-je fait le choix d’arrêter plus tôt si j’en avais été consciente, pour une vie professionnelle plus facile ? Et enfin, mon désintérêt actuel pour la philosophie et ma critique de la discipline est-elle liée à la non-représentation des femmes et au traitement de leur condition ?

En effet, depuis quelque temps, mon intérêt pour la philosophie s’estompe, et j’ai l’impression que cette non-représentation pourrait en être en partie la raison. Loin de moi l'idée d'attaquer mes camarades et mes professeurs masculins, car la plupart des biais sont inconscients et témoignent des soucis de notre société, les miens y compris. J'ai bien conscience qu'il y a une part d’auto-sabotage, problème que je suis la seule à pouvoir résoudre. Cette prise de conscience m’a aussi permis de m’interroger sur mes choix de recherche. J'ai choisi l'esthétique, ce qui fait de moi une sorte de cliché : je suis la tendance qui veut que les femmes étudient le beau, l'art, des disciplines plaisantes et divertissantes, et «sans grands impacts sur la société». J'aime cette discipline, mon sujet me passionne, mais je pense que je l'ai aussi choisie par facilité : aucun des garçons de ma promotion n'a jamais débattu sur l'esthétique, qu'ils jugent souvent peu philosophique. Beaucoup pensent que les esthètes sont de faux philosophes. Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je pense plutôt qu’il est possible de faire de l’esthétique avec une attitude philosophique, tout comme il est possible de faire de la philosophie dans une démarche esthétisante : c’est ce que je ressens quand j’écoute certains parler de manière totalement abstraite, et quand les concepts se détachent de la réalité sans jamais revenir à elle. En somme, c’est ce que je ressens devant une philosophie bourgeoise de gens qui ont le temps.

Puisque les femmes sont, de par leur sexe, moins privilégiées, sont-elles alors plus terre-à-terre ? C’est ce que je me pose comme seconde question à la lecture de Simone. Je me sens en adéquation avec sa manière de philosopher, mais sans pouvoir dire que je suis en accord total avec sa pensée (je n’ai pas beaucoup lu ses livres théoriques, je vais m’y attacher après). J’apprécie notamment ce passage :

Je me querellai aussi avec Aron qui justifiait par les intérêts supérieurs de l’Angleterre les mesures qu’elle prenait contre l’immigration en Israël : les beautés de la démocratie anglaise, c’était du vent après de ces hommes entassés dans des camps, errant sur des bateaux, désespérés. Mais alors, pour justifier la fondamentale importance que je lui reconnaissais, pourquoi passais-je par le détour de valeurs autres que le besoin même ? Pourquoi écrivais-je liberté concrète au lieu de pain et subordonnais-je au sens de la vie la volonté de vivre ? Je ne me bornais jamais à dire : il faut que ces gens mangent parce qu’ils ont faim. C’était pourtant ce que je pensais. 

Ibid, p. 100.


Après cela, elle associe cette position à une attitude insuffisamment affranchie des idéologies de sa classe. J'adhère à l'idée, mais je me demande si cela ne tient pas aussi à sa condition de femme qui se plie à un monde philosophe d’hommes privilégiés*. La philosophie ne peut se détacher de l’abstraction : c’est par cela qu’elle étudie le monde, et par concepts. Pour autant, je reste persuadée qu’elle peut s’appliquer à des situation concrètes et actuelles, et parfois utiliser des termes approchant la réalité des conditions de vie des Humains. « La philosophie n’est pas pratique », a dit un jour un de nos professeurs. Beaucoup ont tiqué, mais personne n’a osé le remettre en question, autorité oblige. J'ai en revanche beaucoup observée que la paroles des professeures faisait beaucoup plus souvent l'objet de critiques et de questionnement de l'autorité. Je m'arrête ici.


En bref, à quoi sert cet article ? À dire des banalités importantes. Principalement à dire aux filles et aux femmes de persévérer sur la voie de la philosophie en étant conscientes des biais et de la situation de cette discipline. Ici, je joue donc également un début de rôle de sensibilisatrice (d’après Sarah Arnaud et Cloé Gratton, les femmes en philosophie endossent souvent ce double mandat). J’espère aussi pouvoir toucher les hommes, les éclairer sur la discipline qu’ils pratiquent, et la manière dont ils la pratiquent : la façon de s’exprimer et d’argumenter incarnent aussi certain point de vue et certains privilèges, dont il s’agirait d’être conscient. J’aimerais sincèrement que le doute, le calme et la lenteur occupent une place plus importante dans les débats, afin de dépasser les joutes verbales stériles. Ces qualités me semblent souvent être une des forces des femmes en philosophie. Bien que cela puisse découler d’une construction sociale problématique qu’il convient de remettre en question, je pense que de nouvelles approches ne peuvent qu'enrichir cette discipline.

Cet article me servira aussi à me remettre sur la route de la philosophie, à ne pas l’abandonner, tout en affirmant mes idées. J’espère enfin pouvoir trouver des compagnonnes de pensée, même si quelques-unes m’accompagnent déjà, et échanger autour de ce sujet avec qui le veut dans la bienveillance. 



NB : Cet article n’a en RIEN une vocation scientifique. Il sert plutôt de témoignage pour les autres mais surtout pour moi. Pour voir dans quelques années sur quel chemin je serai. Et pour savoir si les idées qui ont germé ce sont confirmées ou non.


 

*Bien sûr, pour répondre par avance au "not all men" et pour nuancer ces critiques, il est évident que certains philosophes masculins ont pu participer à des débats sur le féminisme ou sur des questions sociales. Je sais également que la pensée de De Beauvoir est considérée par beaucoup de féministes comme trop abstraite, pas assez intersectionnelle. J'évoque ici simplement un passage que j'ai trouvé intéressant, et mon avis est naïf.

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